L’émission de billets libellés en francs dans les colonies n’a été réalisée directement par les pouvoirs publics qu’à titre exceptionnel. En règle générale, le privilège de l’émission a été attribué à des banques d’émission spécialisées. En Cochinchine, un décret du 21 janvier 1875 attribue celui-ci à la Banque de l’Indochine, établissement dont la création est due à l’initiative d’un groupe de banques. La prédominance de l’influence des intérêts privés est ici nettement plus marquée. L’État, contrairement à la règle suivie par les autres instituts d’émission, ne participa pas à la formation de son capital. Les directeurs étaient nommés non par les pouvoirs publics, mais par le Conseil d’administration de la Banque, qui jouissait d’une totale indépendance vis-à-vis de l’État, et disposait des pouvoirs les plus étendus. Malgré l’existence de censeurs nommés par le gouvernement et du contrôle qu’exerçait l’Agence centrale des banques coloniales, la Banque de l’Indochine disposait à l’origine d’une liberté d’action beaucoup plus grande que les autres banques coloniales. L’influence prédominante des intérêts privés dans la gestion des banques coloniales ne leur permettait pas toujours de remplir avec toute l’efficacité souhaitable leur rôle d’Institut d’émission. Cette situation qui pouvait ne pas présenter d’inconvénient majeur à une époque où l’instrument monétaire essentiel était représenté par la monnaie métallique, devint difficilement admissible lorsque la monnaie fiduciaire devint la seule monnaie pratiquement utilisée à l’échelon national.
En Indochine, le statut de l’émission devait se dégager nécessairement des formules adoptées pour les autres pays d’Outre-Mer ; les solutions successivement retenues ont eu pour objet d’adapter ce statut à l’évolution de la situation politique dans le sens d’une autonomie renforcée. La création des États Associés dans le cadre de l’Union Française amena le gouvernement français à proposer une réforme du régime monétaire, et à s’engager à créer en Indochine un Institut d’émission particulier, à la gestion duquel les États Associés devaient participer largement. Ces engagements devaient se concrétiser par le vote de la loi du 25 septembre 1948 portant retrait du privilège d’émission de la Banque de l’Indochine et de la loi du même jour portant création d’un Institut d’émission de l’Indochine dont le président devait être désigné par la Président de la République, Président de l’Union Française et dont la gestion était assurée par un conseil composé par moitié de représentants de la France et des États Associés. En fait, par suite de l’évolution de la situation politique, cette dernière loi resta lettre morte. Les accords de Pau de décembre 1950, complétées par la convention de Paris du 16 décembre 1951, conduisirent à la constitution d’un Institut autonome dont le siège social fut fixé à Phnom Penh et dont l’administration fut établie sur une base quadripartite. Le privilège d’émission de billets au porteur libellés en piastres sur les territoires de ces trois États étant confié au nouvel Institut, la piastre indochinoise demeurait la seule monnaie ayant cours en Indochine et restait une monnaie de la Zone Franc.
L’Institut d’émission était une banque fédérale. A son Conseil d’administration siégeaient trois représentants de chaque État, les représentants de chacun des États Associés exerçant des droits égaux à ceux des délégués français. Les représentants de la France apportaient leur concours technique et pouvaient jouer un rôle de médiateur en cas de conflit entre les trois autres États. Le président choisi parmi les membres du Conseil d’administration était nommé conjointement par les quatre États. Quatre censeurs, un par État, contrôlaient ses opérations.
Du 1 janvier 1952 au 31 décembre 1954, l’Institut d’émission qui n’avait aucun rapport avec le public, n’a pratiqué qu’un nombre limité d’opérations :
- transferts financiers ou commerciaux en provenance ou à destination de l’extérieur et principalement de France, réalisés par l’intermédiaire des banques dans le cadre des autorisations données par l’Office indochinois des changes ;
- avances aux États ;
- placement près de banques de bons du Trésor émis par les États et revêtus de son aval ;
- prise en pension d’effets publics (bons du Trésor) et d’effets privés causés par des opérations d’exportation ;
- ouverture de comptes de dépôts au nom des Trésors nationaux, des établissements publics agréés et des établissements bancaires.
Les « avances aux États » dont le montant global ne pouvait dépasser un certain chiffre fixé par les statuts, étaient accordées non pas par le Conseil d’administration mais par un comité restreint composé du président du Conseil d’administration, d’un administrateur de l’État demandeur et d’un administrateur d’un État non demandeur, et statuant à la majorité de ces membres. Cette procédure qui avait été instituée par la Convention de Paris de décembre 1951 permettait de faire échapper la gestion financière de l’État demandeur à la censure des deux autres États indochinois, en faisant en fait siéger systématiquement au comité restreint un représentant de la France, qui ne pouvait prétendre aux avances de l’Institut. En période de guerre, il n’est pas critiquable en effet qu’un État fasse appel aux avances de l’Institut d’émission pour couvrir des dépenses militaires qui souvent dépassent le montant des ressources budgétaires normales. Or, la guerre d’Indochine ne pesait pas également sur les trois États et il était à craindre que des États moins engagés dans la lutte, et supportant de ce fait des dépenses militaires moindres, ne s’attachent davantage au montant des avances consenties qu’à la nature des dépenses qui les avait provoquées, et s’opposent à l’octroi d’avances justifiées par l’état de guerre.
Pendant toute cette période, l’Institut d’émission se conformant d’ailleurs à ses statuts n’a consenti aucun crédit au secteur privé, notamment par voie d’escompte, en dehors des prises en pension d’effets privés causés par des opérations d’exportation.
Les États du Cambodge, du Laos et du Vietnam à qui la France avait reconnu une indépendance totale, voulaient traduire cette indépendance dans le domaine financier, d’une part par la création d’instituts nationaux d’émission propre à chaque État, d’autre part, par l’organisation d’offices des changes nationaux se substituant à l’Office indochinois des changes, qui n’était qu’un service extérieur de l’Office métropolitain des changes.
Dans le courant du premier semestre 1954, les différents États intéressés furent d’accord pour mettre un terme au « quadripartisme » institué par les accords de Pau. Une conférence se réunit à cet effet à Paris en septembre. Elle avait notamment pour tâche de fixer les règles de répartition des éléments d’actif et de passif de l’Institut d’émission des États Associés. Celle-ci ne se serait heurtée à aucune difficulté si les différents postes du bilan avaient été identifiables géographiquement.
Mais cet établissement qui n’avait succédé à la Banque de l’Indochine que le 1 janvier 1952, n’avait pu procéder au retrait total de la circulation des billets émis par cette Banque et qui étaient identiques pour toute l’Indochine. Dès 1952, des billets à face spéciale pour chacun des États du Cambodge, du Laos et du Vietnam furent mis en circulation. Par la suite, l’Institut d’émission des États Associés retira systématiquement de la circulation les billets « type Banque de l’Indochine » qui étaient présentés à ses guichets. Mais, au 31 décembre 1954, une quantité très importante de billets à face commune restaient encore en circulation.
Après de laborieuses négociations qui devaient durer plus de quatre mois, les États du Cambodge, Laos et Vietnam se mirent d’accord sur un système de répartition, ou plutôt sur un mode de répartition forfaitaire des avoirs francs de l’Institut d’émission des États Associés, seul élément d’actif disponible et réalisable. La France de son côté s’engageait à garantir à l’Institut d’émission des États Associés, au besoin en procédant à des achats anticipés de piastres, le minimum d’avoirs francs permettant à cet accord de se réaliser.
Le protocole signé le 29 décembre 1954 répartit forfaitairement les avoirs francs existants au 31 décembre 1954 et mit fin au régime institué par les accords de Pau de novembre-décembre 1950, en prévoyant à dater du 1 janvier 1955, la substitution à l’Institut d’émission de trois Banques nationales propres à chacun des États d’Indochine. Les États pouvaient désormais décider en toute souveraineté de leur régime monétaire et établir librement leurs relations commerciales et financières avec l’extérieur.
Ce protocole prévoyait en outre :
- l’attribution à titre définitif à chaque Institut national des éléments d’actif et de passif identifiables géographiquement ;
- l’attribution à titre provisoire à chaque Institut national du montant des billets en circulation ne représentant pas la contrepartie d’éléments d’actif identifiables géographiquement, d’après les pourcentages dégagés pour la prise en charge par le Cambodge, le Laos et le Vietnam des avances consenties par la Banque de l’Indochine au Trésor indochinois antérieurement au 1 octobre 1951 et remboursées à cet établissement par l’Institut d’émission des États Associés le 1 janvier 1952.
Après recensement de la circulation fiduciaire effective sur le territoire de chaque État, le montant des billets recensés fut rapproché du montant des billets provisoirement pris en charge par chacun des nouveaux Instituts d’émission. Une commission quadripartite fut chargée de vérifier le montant des billets échangés par chaque Institut national et d’arrêter le montant des billets devant définitivement être pris en charge par les Banques nationales. Si le montant des billets recensés ne correspondait pas au montant des billets pris provisoirement en charge, les Instituts d’émission intéressés inscrivaient à leur bilan, selon le cas, une créance ou une dette à l’égard des autres Banques nationales. Afin de garantir les créances éventuelles, 33 % des avoirs francs transférés aux Banques nationales le 1 janvier 1955 ont été portés à un compte bloqué géré par le président du Comité monétaire de la Zone Franc. Décomptées en francs monnaie de compte sur la base de 10 francs pour une piastre, ces créances furent payables en francs, devises étrangères, bons du Trésor ou billets de banque nationaux. Ces derniers éléments purent être utilisés pour les règlements commerciaux ou financiers qui intervinrent entre l’État débiteur et l’État créancier, à concurrence de 20 % par an du montant des exportations de produits et de marchandises de l’État débiteur à destination de l’État créancier.
Telles sont les bases de répartition entre les trois Banques nationales des éléments d’actif et de passif de l’Institut d’émission des États Associés.
Les Banques nationales du Vietnam et du Laos sont des établissements publics ; la Banque nationale du Cambodge est une société d’économie mixte dont l’État détient la majorité du capital.